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Publié le 29 avril 2024 Mis à jour le 24 octobre 2024

Yannicke Chupin et les nouvelles lectures de Lolita

Graffiti de Vladimir Nabokov
Graffiti de Vladimir Nabokov - Graffiti de Vladimir Nabokov - © Henry Kellner

Yannicke Chupin est maîtresse de conférences en littérature nord-américaine. Cette spécialiste de l’écrivain Vladimir Nabokov invite par ses travaux à redécouvrir "Lolita", chef-d’œuvre dont le propos résonne d’une justesse déconcertante dans notre société contemporaine.


Une œuvre à contre-sens


Lolita raconte l’emprise qu’un homme lettré, Humbert Humbert, 37 ans, exerce sur une petite fille de 12 ans, qu’il surnomme "Lolita" et avec qui il croit vivre une histoire d’amour passionnée. Le succès phénoménal du roman a fait entrer le nom Lolita dans le dictionnaire, comme un nom commun désignant une jeune fille aguicheuse, dans un mélange troublant d’innocence et séduction. Un terrible contre-sens qui hante sa légende. Car en vérité, Lolita, de son vrai nom Dolorès Haze, subit au fil des pages les abus d’Humbert Humbert. Le lecteur, emporté par la prose d’Humbert, narrateur et maître du récit, est témoin de la transfiguration vertigineuse d’agissements abjects en une romance consentie. Un procédé littéraire brillant qui a dérouté de tous temps. Nabokov a d’ailleurs initialement eu beaucoup de difficultés à trouver un éditeur pour ce roman qu’on a d’abord considéré trop sulfureux.
Quand enfin le succès vient, un contre-sens s’installe. "Il y a cette oscillation constante, cette espèce de malaise à lire Lolita, et cette possibilité pour certains peut-être d'être séduits par le narrateur, ce qui a été le cas dès les premières critiques du roman", dit Yannicke Chupin. "Dans les années 1960, ce qu'on lit sous la plume d'écrivains, c’est leur reconnaissance qu'effectivement les faits sont plutôt répréhensibles, mais qu'on ne peut pas s'empêcher d'éprouver de l'empathie, d'être séduit, d'être charmé par ce narrateur à la prose flamboyante".

L’ouragan Lolita

En 2022, Yannicke Chupin et sa collaboratrice Monica Manolescu, professeure de littérature à l’Université de Strasbourg, se rendent à New York pour visiter les archives de Vladimir Nabokov. Elles y trouvent un petit carnet de notes écrit de la main de Véra, l'épouse de ce dernier. Il s’agit d’un journal, qu’elle a tenu en 1958 et 1959 pour documenter les événements entourant la publication de Lolita aux États-Unis. Elle y consigne ses impressions dans le tumulte du succès naissant : leurs participations à des émissions de radio, de télévision, la pléthore de projets plus ou moins saugrenus qu’on leur propose. Elle y décrit aussi déjà le fatal malentendu : Lolita n’est pas une séductrice, c’est une victime.
Yannicke Chupin et Monica Manolescu ont publié ce document inédit aux éditions de l’Herne, sous le titre L’ouragan Lolita.

Relecture contemporaine

Yannicke Chupin propose le roman à son corpus de troisième année de licence. "Vladimir Nabokov est un écrivain dont l’œuvre résonne beaucoup aujourd'hui dans notre culture contemporaine. D'ailleurs, j'aime beaucoup dire à mes étudiants que c’est un écrivain du XXIᵉ siècle. Ce n’est pas du tout vrai, puisqu’il est né en 1899, mais Lolita a vraiment quelque chose à nous dire, et le roman est relu sous un nouvel angle, depuis que des mutations sociétales nous ont fait repenser, redéfinir la question très complexe du consentement, c'est-à-dire l'âge à partir duquel on peut parler de consentement sexuel pour une jeune fille ou un jeune garçon".
Ces dernières années, en effet, d'autres ouvrages ont cherché à repenser cette notion. C’est le cas de l'ouvrage de Vanessa Springora, Le Consentement, publié en 2020, dans lequel l’auteure retrace l'histoire de sa relation avec l’écrivain Gabriel Matzneff, et l’emprise de celui-ci sur l'adolescente qu'elle était alors. Un an plus tard, Camille Kouchner révélait dans La familia grande le récit de l'inceste dont son frère jumeau a été victime. Enfin, Neige Sinno fait directement référence à Lolita dans son livre Triste Tigre. Son récit poignant a remporté de nombreuses récompenses, dont le prix Femina 2023.
Très peu de temps après la publication du livre de Camille Kouchner, la loi de protection contre les mineurs a été renforcée : l'âge à partir duquel un adulte peut se prévaloir d'avoir le consentement de son partenaire mineur a été repoussé de treize ans à quinze ans.

Vladimir Nabokov, au-delà de Lolita

Yannicke Chupin aime rappeler qu’il serait dommage de réduire l’œuvre de Nabokov à Lolita, aussi emblématique que soit le roman. "Nabokov est un écrivain plurilingue et polygraphe, c’est-à-dire qu’il s’est essayé à quasiment tous les genres littéraires. Le succès de Lolita a bouleversé sa vie, mais éclipse malheureusement trop souvent le reste de son œuvre romanesque. Il y a pourtant des merveilles".
Lorsque les éditions de l’Herne proposent à la chercheuse et sa collaboratrice Monica Manolescu de consacrer une publication à l’auteur, elles saisissent alors cette occasion de le montrer sous toutes ses facettes. Dans un des Cahiers de l’Herne résultant, publié en octobre 2023, elles rassemblent des textes de l’auteur, dont plusieurs inédits, ponctués d’essais rédigés par des écrivains et des spécialistes nabokoviens.

Comment aborder l’œuvre foisonnante de Nabokov ? Yannicke Chupin nous propose quelques suggestions de lecture.
  • Ada ou l’Ardeur : "C’est avec ce roman que j’ai découvert Nabokov. C’est une merveilleuse lecture, une grande fresque qui s’étale sur plus d’un siècle dans une Amérique fantasmatique, et une histoire d’amour, problématique évidemment".
  • Pnine : "Le roman retrace l’histoire d’un professeur russe émigré aux États-Unis, qui a du mal à maîtriser la langue américaine, dont tout le monde se moque un peu, mais qui est d’une grande sensibilité. Le regard sévère du narrateur envers ce personnage gauche et un peu grotesque provoque chez le lecteur une grande empathie pour cette figure tragicomique. Nabokov a écrit ce récit précisément en même temps que Lolita, et le publiait par petits épisodes dans le magazine The New Yorker".
  • La défense Loujine : "Le récit décrit la vie d’un joueur d’échecs professionnel tellement obsédé par sa passion qu’il finit par en perdre toute notion de la réalité. Nabokov l’a publié tôt dans sa carrière, alors qu’il écrivait encore en russe. C’est un très beau roman sur ce monde particulier qu’est le milieu des échecs".
Littérature contemporaine et métafiction

Les recherches de Yannicke Chupin se concentrent désormais sur l’étude de la métafiction chez des auteurs contemporains tels que Ben Lerner, à propos duquel elle a co-organisé un colloque international en juin 2023. "La métafiction est la mise en scène de la création de l'écriture d'un livre dans la fiction, par exemple à travers la création de personnages d'écrivains. C’est une notion que je continue à examiner dans la période contemporaine aujourd'hui, dans des fictions innovantes, expérimentales, qui revisitent cette possibilité pour la fiction de se commenter, de parler d'elle-même, avec un ancrage dans le réel beaucoup plus important aujourd’hui que par le passé".


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